Opinion et réputation : la difficile communication des dirigeants

Le 23 février 2010

HENRI PROGLIO QUITTERAIT LE CONSEIL D'ADMINISTRATION DE NATIXIS 
© REUTERS

La fracture se creuse entre les grands patrons et l'opinion. Salaires mirobolants, maladresses, erreurs de stratégie ont déclenché des avalanches de réactions chez les Français. Hommes politiques et institutions ont pris le relais, pour autant, les dirigeants eux-mêmes restent très discrets ou communiquent avec parcimonie. Explications sur ces comportements avec des spécialistes de stratégies d'opinion et de communication d'influence.

Henri Proglio, Carlos Ghosn, Didier Lombard... Récemment, chacun d’entre eux a défrayé la chronique et suscité de nombreux commentaires dans la presse écrite, donné l’occasion de centaines de citations à la radio ou télé et bien sûr en ligne. A chaque fois les hommes politiques et diverses institutions ont pris position, permettant peut-être aux principaux intéressés de mieux rester silencieux sur leur propre situation. Et quand ils communiquent, ce n’est pas forcément avec bonheur.

 Ainsi, sorti exceptionnellementde sa réserve sur la crise du groupe, Didier Lombard a, on s’en souvient, déclenché l'indignation de ses salariés en qualifiant de « mode » la vague de suicides chez FranceTélécom ! « Par erreur, j'ai utilisé le mot"mode" qui était la traduction du mot "mood" (humeur, ndlr) en anglais. Je m'excuse d'avoir fait ça » a t-il ensuite déclaré. Malgré des excuses et des justifications quelque peu confuses, le mal est fait, sa déclaration s'est propagée comme une onde choc. Demandée, sa démission ne viendra pas. Tout autant critiqué pour avoir « minimisé la situation », Louis-Pierre Wenes, directeur éxécutif fera office de fusible en présentant sa démission. Quelques jours plus tard, Didier Lombard envoie simplement un mail aux salariés pour leur annoncer qu'il abandonne ses fonctions opérationnelles et cède sa place à Stéphane Richard. Ce dernier prendra ses nouvelles fonctions le 1er mars prochain. Pour calmer les tensions du groupe, Didier Lombard se retire donc du devant de la scène - un an plus tôt que prévu – mais conserve néanmoins la présidence du conseil de France Télécom jusqu’en 2011 et sera en charge des" orientations stratégiques et technologiques du groupe". Ce ce qui nel’empêche pas, par ailleurs, de poursuivre ses autres activités : administrateurde Thomson /Technicolor, administrateur de Thales,membre du conseil de surveillance de STMicroelectronics, membre du conseil de surveillance de Radiall...

Aucune sanction réelle donc,hormis celle de l'opinion devant laquelle les appuis du PDG ont du céder.




 RENDEZ-VOUS EST PRIS AVEC L'OPINION

Comme le mentionne Jean-Pierre Beaudoin, auteur du livre « Le dirigeant à l'épreuve de l'opinion » et directeur du Groupe I&E, qui compte de grands acteurs de l'industrie parmi ses clients : « Un dirigeant est celui qui aux yeux de l'opinion est investi d'une responsabilité. C'est le critère de responsabilité qui vaut plutôt que celui du pouvoir. Lorsque l'ambition personnelle semble se réduire à un appétit financier – ou à un narcissisme people – qui paraît démesurée, la sanction de l'opinion est inévitablement au rendez-vous en Europe (...) ». Ce divorce entre l’opinion et les dirigeants concerne au premier chef  les grands administrateurs qui, par les sommes qu'ils perçoivent, entachent l'image de milliers d'autres entrepreneurs, frappés de plein fouet par le ralentissement économique et dont la situation est bien différente. Qu'un responsable d'entreprise perçoive un salaire confortable en contrepartie des risques qu'il prend ou qu'il bâtisse lui-même un empire n'a jamais gêné les Français. Il incarne, dans ce cas, une personne qui représente de façon légitime un pouvoir et des responsabilités.

•    L'INTERVENTION DE L'ÉTAT APPELLE DES RÉPONSES

Néanmoins, la crise est passée par là. L’affichage de privilèges, que ce soit sous formes de bonus, retraites-chapeaux ou stocks options alors que les entreprises sont à la peine, creuse encore plus le fossé entre les dirigeants et l'opinion. "Les Français ont du mal à comprendre que des gens qui ont précipité des entreprises dans la crise puissent en tirer profit", analyse Ludovic François, professeur affilié à HEC Paris. « Le facteur est conjoncturel. C'est le résultat de la crise et le retour de l'État et des États dans la vie économique qui participent à cette montée en puissance de l'opinion »

Comment, dans des conditions aussi difficiles, comprendre qu'un patron qui licencie une partie ou l'intégralité des effectifs alors que l'entreprise réalise des bénéfices, qui est promu à d'autres fonctions, qui cumule les casquettes, qui prône la délocalisation ou qui « consente à se retirer» suite à une obstination lourde de conséquences, puisse empocher ou conserver de véritables fortunes qui équivalent selon les cas à plusieurs milliers de Smic. Autant d’informations difficiles à camoufler depuis mai 2001, date à laquelle la loi a rendu « obligatoire la publication d'information sur la rémunération des dirigeants dont les entreprises sont cotées en bourse ». Une loi renforcée en juillet 2005 imposant cette fois de « détailler les éléments fixes, variables, et exceptionnels composant les rémunérations et avantages ». 

•    DEVOIR DE RÉSERVE OBLIGE


A une époque où tout se sait en temps réel, où chaque internaute peut exprimer son point de vue sur les sites et plateformes communautaires, comment expliquer le mutisme dont font souvent preuve ces grands patrons? Sont-ils insensibles à l'opinion ? Selon Jean-Pierre Beaudoin, « la question n’est pas seulement celle de la rapidité et de l’extension des moyens de communication, c’est d’abord celle du statut du dirigeant devant l’opinion. Le dirigeant est aujourd’hui l’incarnation de l’entreprise. Le besoin de personnalisation de tout pouvoir fait que sa parole engage la totalité de son entreprise à tout moment. On veut encore voir l’homme, y compris parfois dans des aspects de sa vie privée, mais la parole et le comportement du dirigeant ne sont plus libresdu fait de leurs conséquences pour l’image et la réputation de l’entreprise qu’il incarne. C’est d’autant plus vrai si l’entreprise est cotée : la parole et le comportement du dirigeant produisent des effets boursiers ». Un silence qui s'apparenterait donc, dans certains cas, à un devoir de réserve vis à vis des actionnaires. Et, dans tous les cas la communication doit être très contrôlée afin de ne pas heurter négativement le cours d'une action et la faire plonger. Ce qui serait l'inverse même de la mission qui est confiée aux dirigeants !  Le plus souvent entre action et opinion, aucune hésitation... ou, a contrario, « un plan de communication peut être dirigé en priorité vers les actionnaires », relève Eric Maillard,  managing director de Ogilvy PR, qui poursuit, «il arrive fréquemment que des sociétés communiquent sur un nombre de licenciements supérieur à la réalité. Ce qui a pour effet de faire monter automatiquement le cours de Bourse. » 

E-RÉPUTATION : UN MANQUE DE VEILLE DÛ À UN PROBLÈME « GÉNÉRATIONNEL »

A ce devoir de réserve s'ajoute également un paramètre générationnel, selon Ludovic François qui a mis en place un protocole expérimental sur l'e-réputation pour les élèves d'HEC Paris. « Les grands patrons sont dans des stratégies de consolidation de leurs appuis et sont mis en place pour préserver des intérêts, mais pas pour communiquer sur leur situation ou la justifier. Nous sommes à une époque où règnent de grandes entreprises globalisées et les dirigeants doivent être attentifs à ce qu'ils expriment. La communication est culturelle et on ne s'exprime pas de la même façon selon les pays et les circonstances. Néanmoins, avec les outils du web 2.0, chacun peut exprimer son opinion instantanément et les codes ont changé. Le conformisme qui régnait à une époque entre le pouvoir, les services de communication et les médias n'est plus de mise. L'opinion publique a pris le relais. Toutefois, au-delà de leur devoir de réserve, certains patrons font partie d'une génération qui n'a pas encore pris en compte l'influence du web 2.0, ni mis en place de dispositifs de surveillance de leur image pour gérer leur e-réputation. Certains grands groupes du CAC 40 n'effectuent pas de veille Internet sur le nom de leurs principaux dirigeants et ne l'ont pas encore intégrée dans leur culture. » 

Une situation appelée à changer avec l'arrivée des nouvelles générations qui utiliseront le web et ses outils dans leur communication. « Les budgets se déporteront dans cette direction car ces dirigeants-là seront tout à fait conscients de l'impact de ce média sur leur image et sur la réputation des entreprises », anticipe Ludovic François.  Un avis partagé par Eric Maillard : « Avec l’arrivée des quadras, la situation évolue, mais ce n’est pas encore acquis. »

•    UN WEB À L'INFLUENCE MÉSESTIMÉE


Pourtant, avec la montée en puissance du web, des réseaux sociaux et des relais d'opinion, la question de la réputation ne s'est jamais tant posée. Aujourd’hui apparaissent de nombreux baromètres mesurant l’e-réputation des dirigeants ou des entreprises. En cas de crise d’image, certains services de communication essaient d'intervenir ou font appel à des agences spécialisées pour la gérer.  Mais leur influence reste limitée à la volonté du dirigeant lui-même d'intégrer ou non ces nouveaux dispositifs de veille et de mettre en œuvre des stratégies adaptées. «Les dirigeants sous-estiment souvent la puissance des signaux faibles qui circulent sur internet. Ils intègrent graduellement cette dimension, mais pas nécessairement au rythme souhaitable », estime Jean-Pierre Beaudoin. Ce que confirme Eric Maillard, directeur général de Ogilvy PR, « il y a une forte résistance au changement dans la communication et on doit faire un long travail pour convaincre. Mais le vrai changement est que tout change très vite.» Avec le web le grand changement c’est  bien la vitesse, « Avec des outils comme twitter par exemple, des sujets peuvent apparaître en très peu de temps et de mineurs devenir majeurs. De surcroît, avec l’effet d’entraînement la vitesse de propagation est démultipliée », constate Eric Maillard qui rappelle néanmoins que le principal vecteur pour communiquer reste le journal de 20H.« Mais, de plus en plus, le web est la source à laquelle les journalistes des autres médias vont puiser les sujets, l’information et les intervenants. C’est pour cela qu’il faut toujours communiquer auprès des blogueurs et cultiver ses relais sur le web », rappelle-t-il. Une façon aussi d’anticiper les éventuelles crises. L’entreprise ou le dirigeant devra se bâtir une base d’alliés pour qu’en cas de crise, ces alliés puissent intervenir positivement » 

Pour ce faire, l’entreprise ou les dirigeants « doivent investir des territoires de communications et entrer dans la conversation », préconise Eric Maillard. Mais « rares sont ceux, renchérit Jean-Pierre Beaudoin, qui ont le temps et la pratique nécessaires pour être eux-mêmes des acteurs du web. Dans ce domaine, il faut avoir du temps, la culture de ces médias particuliers, beaucoup de patience face aux réactions diverses, et de la persévérance dans l’entretien de la conversation. Déléguer la parole est possible, mais avec d’extrêmes précautions : il ne faut pas prétendre être soi-même en ligne quand ce n’est pas le cas, il faut à tout moment être au courant de ce que quelqu’un a écrit pour vous, bref c’est un exercice périlleux sauf pour les vrais dirigeants internautes. Et même ceux-là doivent se souvenir de leur risque particulier, du fait de leur statut de dirigeant qui n’engage pas que lui-même». 

•    LE CONSEILLER N'EST JAMAIS MEILLEUR QUE CELUI QU'IL CONSEILLE


Entourés d'agences et de services de communication, ces dirigeants seraient-ils aussi hermétiques à leurs conseils ? Leur communication fait-elle défaut ? Le rôle des spécialistes de la communication qui consiste à toujours délivrer la bonne parole et la meilleure image de l'entreprise se révèle délicat dans une situation où celui qui en est le porte-drapeau complique leur tâche. Dans l'affaire France Télécom, les relations entre la directrice de la communication du groupe, Caroline Mille-Langlois, et Didier Lombard illustrent bien la complexité de ce rôle. Caroline Mille-Langlois qui avait pourtant alerté Didier Lombard sur les dérives internes et la gravité de la situation s'est heurtée à une obstination persistante de son directeur général. Persuadé qu'il s'agissait d'événements sans importance, il n'a jamais tenu compte de ses conseils, lui impuant, ensuite, la responsabilité des erreurs de communication. Résultat de ce profond désaccord, Caroline Mille-Langlois a été remerciée. Elle est depuis quelques jours directrice de la communication chez PSA. « Le conseiller n’est jamais meilleur que la personne qu’il conseille, analyse Jean-Pierre Beaudoin. Les deux parties doivent s’en souvenir. Le rôle du conseil est d’apporter au dirigeant une compréhension fine des contextes d’opinion qui vont accueillir ses paroles ou ses comportements pour que le dirigeant exerce sa responsabilité en intégrant le risque d’opinion parmi les autres risques qu’il gère. Puis de l’aider à s’exprimer avec la compétence de communication qui doit être celle de tout dirigeant aujourd’hui ». Dans le cas Caroline Mille-Langlois/Didier Lombard, la compréhension fine du contexte a bien été exprimée sans pour autant être suivie des d'effets attendus... 

Sibylle Lhopiteau