L'entreprise ressentie comme un acteur de pouvoir
Depuis quelques années, l'entreprise est moins visée à titre principal (comme lieu de l'affrontement des classes ou comme participant au processus général de l'exploitation qui devait s'achever par la victoire du prolétariat) : elle est plutôt dénoncée pour ses fautes éthiques et leurs conséquences pratiques, voire comme détentrice du « vrai pouvoir ».
Depuis le milieu des années 90, l'idée s'est banalisée que les multinationales étaient plus puissantes que les Etats incapables de les contrôler dans le cadre des frontières politiques. Une universitaire britannique lançait le slogan : « Faites vos courses, ne votez pas ».
Dans ce contexte les contre-pouvoirs se sont détournés des cibles étatiques pour s'en prendre aux entreprises, notamment lors de grands rassemblements internationaux où l'on casse des vitrines de Mc Do et de Starbuck.
Ce qui est nouveau, c'est un retour des luttes syndicales qui vient s'agréger à ce discours éthique et politique mais dont l'objet est moins l'abolition du capitalisme que son aménagement. Plutôt que les actions des années 70 censées bloquer la production, la lutte s'est faite informationnelle : on séquestre un cadre moins pour lui extorquer des concessions que pour attirer l'attention des médias.
Des conflits de légitimité par l'information
L'efficacité des organisations « de la société civile » (OSC) repose sur l'information et la capacité à remettre en cause la légitimité du système. Negri et Hardt annonçaient dans Empire qu'à des modes de création de valeur par la connaissance, correspondrait un militantisme par la connaissance.
L'entreprise est en position de faiblesse, dès qu'elle sort du discours euphorique sur ses produits ou sa « culture ». Elle qui représente ses actionnaires perd souvent face aux OSC qui se réclament du Bien Commun.
On voit des multinationales céder face à des groupes contestataires, telle la Shell qui dut renoncer à couler une plateforme pétrolière en mer du Nord à la suite d'une action de Greenpeace. Pourtant d'un côté se trouvait une firme puissante représentant des dizaines de milliers de salariés avec des moyens énormes et de l'autre une ONG avec une poignée de permanents.
Aujourd'hui, s'ajoute au militantisme dit « distancié » (par rapport à son intérêt propre) le retour des conflits sociaux. Cependant, ceux-ci ont évolué et les organisations syndicales greffent un discours sur l'éthique (par exemple la rémunération des patrons) sur l'objet du différent et mettent en cause la légitimité sociale des entreprises ciblées.
Les audits sociaux sont devenus la norme
Les OSC contestent la prétention de l'entreprise à ne créer que de la valeur économique en se contenant de respecter la légalité politique et recherchent le « soft power », l'influence, en changeant les mentalités. La réponse de l'entreprise consiste à proclamer sa « responsabilité sociale » et à annoncer des politiques de développement durable (quitte à subir des accusations de « greenwashing »).
Il s'agit d'un compromis entre les grilles de lecture de la « cité civique » et celles de la « cité marchande ».
D'où des changements très concrets. Si dans les années 90, les consommateurs occidentaux achetaient sans mauvaise conscience des tee-shirts de marque fabriqués en Asie du sud-est, or les crises à répétition des « sweatshops », notamment celle de Nike, ont tout changé.
Aujourd'hui les audits sociaux sont devenus la norme. Ce n'est pas que les entreprises soient devenues du jour au lendemain « morales » : simplement, leur réputation est un actif précieux et il repose sur des relations harmonieuses avec leurs parties prenantes sous peine de lourds dommages.
L'intégration de ces politiques dites de RSE (responsabilité sociale des entreprises), maintenant ancrées dans les mentalités, montre l'entreprise en quête d'une légitimité sociale tandis que la crise financière rend plus crédible la dénonciation d'un capitalisme court termiste. Paradoxe : les contre-pouvoirs pèsent sur l'avenir collectif en modifiant la perception d'entreprises qu'elles disent pourtant toutes puissantes et hors contrôle.
► Ludovic François, professeur affilié à HEC Paris, et François
Bernard Huyghe, chercheur associé à l'Iris, sont les auteurs de Contre-pouvoirs,
de la société d'autorité à la démocratie d'influence, Ellipses, février
2009